Milo ♣ Just a drop of water in an endless sea.

Secrets.Dans l’espoir d’y trouver ma petite voiture bleue préférée, perdue depuis des jours, j’ouvre un tiroir de la chambre de ma mère, tout en sachant très bien que je n’ai pas le droit de fouiller dans ses affaires. Tout de suite, mon regard clair se pose sur une vieille photo de mauvaise qualité, à moitié décolorée. Dans les bras d’un homme dont la tête a été découpée, se trouve un petit être humain, enveloppé jusqu’au nez dans une épaisse couverture. Je soulève lentement la photo, passe mon pouce dans la partie découpée, puis fixe avec attention le bébé qui dort. C’est moi. Ca ne peut être que moi. Je n’ai pas de frères. Pas de sœurs non plus. Et cet homme, dont je n’aperçois que les larges épaules, ça doit être mon père. Celui qui m’a baptisé Milo, un nom allemand, alors que lui a le sang purement polonais. Enfin… avait le sang purement polonais, peut-être. Je ne sais pas. A ou avait, un des deux. Ma mère ne m’a jamais dit s’il est mort ou tout simplement stupide. Stupide de nous avoir laissés, tous les deux. En détournant le regard de la photo, je remarque un anneau en argent, coincé entre un journal intime et une petite boîte en carton. Je le soulève, lui aussi, et l’observe avec attention. Un mot est gravé à l’intérieur, mais je ne sais pas lire, pas encore. Je remets la photo à sa place, hésite, puis glisse l’anneau dans ma poche. Il sera à moi, désormais.

Tomasz.Le mot, ou plutôt le prénom sur l’anneau, c’est Tomasz. J’ai longtemps caché l’objet dans la boîte d’un Scrabble auquel on ne joue jamais, de peur que ma mère me le reprenne, mais j’arrive à lire, maintenant. Tomasz. Tomasz. Tomasz Nowak. Plus polonais que ça, tu meurs. Je souris, puis passe l’anneau autour de mon doigt juste pour voir. Il est dix fois trop grand. L’anneau, pas mon doigt. Je le cache à nouveau dans la boîte du Scrabble, en attendant d’avoir les doigts assez épais pour pouvoir le porter. J’ai hâte. Cet objet me lie à un homme que je n’ai jamais vu, auquel je n’ai jamais adressé la parole. J’aimerais savoir ce qu’il est devenu. Enfin, s’il est devenu quoi que ce soit, bien sûr.  

Mother. « Mais enfin, Agnès, j’allais pas laisser ce drogué s’approcher de mon fils ! » … « Evidemment qu’il a dit qu’il arrêterait, mais j’ai pas voulu prendre de risques. Et puis de toute façon, s’il a pas fait d’efforts pour me contredire, c’est qu’il avait pas réellement envie de le voir grandir, son gosse. » … « Non, je sais pas où il est, avec qui il est, ou ce qu’il fait. Tout ce que je sais, c’est qu’il est vivant. Et j’veux pas en savoir plus. » Les larmes me montent aux yeux. C’est ma maman, la femme que j’aime le plus au monde, qui a mis à la porte celui qui aurait, peut-être, pu me servir d’exemple. J’ai à peine dix ans et la drogue, ça ne me parle pas plus que ça, mais je sais que malgré tout il aurait pu devenir un bon papa. Mais elle me l’a arraché. Je me recroqueville sur moi-même sous la table, très petit pour mon âge, tout en ravalant mes larmes. Peut-être qu’il était méchant, après tout. Peut-être qu’il m’aurait frappé, ou pire, l’aurait frappée, elle. Cette idée me calme un peu, finalement content de ne pas vivre avec lui. Je passe une main sur mes yeux, puis me faufile dans ma chambre pour retrouver mes voitures et mes coloriages que j’aime tant.

Clowns.Je suis enfin ce qu’on appelle un adolescent. J’ai l’impression que mon enfance a duré une éternité, mais j’ai enfin grandi. J’ai un peu de barbe qui pousse, même si c’est loin d’être beau, et puis j’ai poussé comme une carotte dans un potager. C’est étrange dit comme ça, je sais. Mais au moins, on ne me traite plus de nain et ça me rassure pour l’avenir. Vivement, je relève mon regard clair vers un petit groupe de jeunes de mon âge, moi-même assis contre un mur du couloir du lycée. L’un des garçons se met à faire le clown, ce qui fait rire la fille en face de lui. De mon écriture soignée, je note. « Faire le clown fait rire les filles. » Une nouvelle fois, je lève le regard. La fille répond au garçon qu’il est con, et il la remercie pour le compliment. Je fronce les sourcils. Le compliment ? D’un geste presque invisible, je secoue la tête, avant de prendre note. « Être con est une qualité. » Je relis mes mots, puis rajoute un point d’interrogation au-dessus du mot « con ». Ca dépend de la définition qu’on lui donne, j’imagine. Je soupire, puis me lève pour me diriger vers mon casier. Une longue heure de mathématiques m’attend.

She.Elle est là. Plus belle que jamais. Un sourire doux étire mes lèvres lorsqu’elle se met à rire, d’un rire si agréable, si mélodieux. Mon envie d’aller lui parler est brûlante, mais je n’y vais pas. Elle ne sait pas qui je suis, elle détourne le regard quand elle me croise, je ne sais pas si elle fait exprès. Probablement. Personne ne me regarde réellement, à part ma mère. Quand on me parle, c’est pour des travaux de groupe ou pour me demander des explications sur un cours auquel je n’ai rien compris, moi non plus. Mais j’invente. Je donne des explications, avec mon petit air de savant, visiblement convaincu de ce que je raconte. Ce qui est drôle, c’est que personne ne semble remarquer que rien de tout ça n’est vrai. Tant pis pour eux. Elle s’approche, entourée de ses copines. Mary, Olivia, Eileen. Je connais les noms de tout le monde, personne ne connaît le mien. C’est comme ça, je vis avec. Je m’empresse de me cacher derrière le coin du mur, faisant mine de lire mon bloc-notes, que je garde toujours ou presque sur moi. Quand elle passe devant moi, j’entends sa voix, si douce. J’ai envie de lui dire de ne jamais changer, de continuer à être aussi belle, aussi adorable, aussi parfaite. Je ne la connais pas, c’est vrai. Mais ce que je vois ne trompe pas. Elle s’en va. Je vois un garçon plus âgé la regarder avec insistance lorsqu’elle passe devant lui, il me semble même qu’il baisse les yeux vers un endroit peu catholique. Mon cœur se remplit de jalousie, je serre fort le crayon que je tiens dans ma main gauche. Il n’a pas intérêt à s’approcher d’elle de trop près.

Calliope. « Tu sais, moi j’y crois, à tes histoires. » Ma voix est à peine audible, un peu tremblante, incertaine. Calliope se retourne vers moi, ne dit rien pendant un moment. Mon regard bleu reste rivé sur elle, mes traits sont à la fois tendus et rassurants. Rassurés, peut-être, aussi. D’avoir enfin eu le courage de lui parler, de lui montrer que j’existe. Et non, je n’y crois pas, à ses histoires. Mais j’ai envie d’y croire, d’y croire dur comme fer. Moi aussi j’aime inventer des choses, mais je me contente de le faire sur papier. Après tout, à qui est-ce que je les confierais ? Elle me sourit. « Je m’appelle Calliope », elle m’annonce. « Je sais », je lui réponds. Puis, pour la première fois ou presque, j’ose : « Moi c’est Milo. »

Stories. Je la regarde parler, attentivement, émerveillé. J’ai du mal à me concentrer sur le contenu de son histoire, mais ça m’importe peu. Je suis ami avec la fille que j’ai toujours aimée, secrètement. Je ne le lui dis pas, de peur de la faire fuir, mais mon regard brillant lorsque je la regarde en témoigne. Elle sourit, je ne sais pas pourquoi. Je souris en retour. J’ai particulièrement du mal à la suivre, aujourd’hui. Calliope et Milo. Milo et Calliope. Ca sonne bien, non ?

Graduation.Remise des diplômes. Tout le monde s’enlace, tout le monde pleure de joie. Moi, je reste dans mon coin, sans chercher à rejoindre Calliope. L’année prochaine elle étudiera ailleurs, avec d’autres personnes, et je n’aurai plus ma place dans sa vie. Pour la première fois depuis un long moment, une immense tristesse m’envahit. Je fixe ce diplôme, sans le mériter vraiment. Je me suis à peine appliqué, j’ai fait le stricte minimum pour passer, chaque année. Mon regard parcourt la salle, je ne la vois pas. Peut-être est-elle déjà partie, qui sait. « Ben alors Milo, tu dis pas au revoir à tes amis ? » La voix de ma mère me tire de mes pensées. J’ai un sourire forcé. « Je leur ai déjà dit au revoir, on peut y aller. » Je me lève, sens le bras de ma mère autour de mes épaules, et ne me concentre plus que sur ce contact.  

Communication. Lentement, je souffle sur mon harmonica, qui émet un magnifique son pur. J’ai les pieds posés sur un de mes cours de communication, lui-même posé sur un bureau, lui-même installé dans ma chambre. Je ferme les yeux, joue à l’aveugle. Je sens mon cours brûler sous mes pieds, il m’appelle. Mais je continue à jouer. Encore une fois, je compte bien m’en sortir en faisant le minimum pour que ça marche. Une question me passe par la tête. Pourquoi la communication ? Je m’arrête de jouer, réfléchis, hausse les épaules, puis pose à nouveau mes lèvres sur mon instrument. Parce que c’est le premier cours sur lequel je suis tombé, dans la brochure.

Army. « Allez, Nowak, on se bouge le cul ! » Ma respiration est saccadée, ma gorge brûlante, j’ai envie de pleurer. Pourtant, je refais un énième tour du lac, dans lequel je préférerais de loin me baigner plutôt que d’en faire le tour. Le seul truc que j’aime à l’armée, c’est qu’on est obligés de se faire des muscles. Au moins, on ne me traite plus de crevette. Cette idée me remonte le moral et j’augmente un peu ma cadence. Le visage de Calliope me revient, l’espace de quelques secondes. Qu’est-ce qu’elle fait, en ce moment ? Et avec qui ? Est-ce qu’elle a toujours ce sourire ravissant accroché aux lèvres ? Je prie pour qu’elle aille bien. Je suis sûr qu’elle va bien. Un sourire serein étire mes lèvres, et j’en oublie presque ma gorge douloureuse et ma respiration qui a du mal à suivre.

Wedding. Elle s’est mariée. Calliope s’est mariée. Mon cœur manque un battement, et je me prends la tête entre les mains, le regard fixé sur une photo de son mariage. Non. Non, pas elle ! Je clique sur la flèche de droite, puis une nouvelle photo s’affiche. Elle a l’air heureuse, et ça me déchire le cœur. Je devrais être content pour elle, je sais. Mais je ne peux pas. J’ai essayé de la remplacer, vraiment. J’ai vécu quelques aventures, dont la plus longue a duré huit mois. Mais aucune de ces filles n’arrivait à la cheville de Calliope, elles en étaient loin, très loin. J’ai envie de fondre en larmes. De tout casser. A la place, je sors de chez moi, manquant sans regrets le dîner avec ma mère, dont je veux absolument éviter les questions. Je passe la soirée et une partie de la nuit sur la plage, à contempler les douces vagues, triturant l’anneau autour de mon doigt. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?  

Fascination. « Il la manipule. Il sait qu’il la manipule, mais il s’en fiche, il la veut. » Je fais des aller-retour dans le bureau de Calliope, l’histoire est toute faite dans ma tête. « Elle ne voit pas. Elle le voit lui, mais elle ne voit pas ce qu’il fait, ce qu’il détruit autour d’elle. » Je m’arrête un instant, me tourne vers Calliope. Je n’arrive toujours pas à croire qu’elle soit là, devant mes yeux, à portée de main. Et sans mari, en plus. Ca fait déjà plusieurs semaines que nous nous sommes retrouvés, mais ça me semble toujours irréel. Je souris, et pars me poster à côté d’elle. « Si je continue, je risque de m’emporter. Alors, je continue ou pas ? » J’ai une imagination débordante, ce n’est pas nouveau. Mais avec elle dans les parages, c’est encore pire. J’ai envie de l’inspirer, de la guider pour faire d’elle l’écrivaine la plus connue du monde, de l’univers, même. Elle est assise derrière son ordinateur, et je m’accroupis à côté d’elle, un bras posé sur le dossier de sa chaise, à défaut d’en avoir une pour moi. Je lis ses mots, puis pose mon regard sur elle en souriant doucement. J’ai envie de crier sur tous les toits à quel point je suis heureux de l’avoir retrouvée, mais je me retiens. « Allez, on continue », je me contente d’ajouter.

Harmonica. Couché dans mon hamac en tissu bleu foncé, mon harmonica entre les mains, je contemple le plafond, écoutant à moitié la conversation entre Calliope et ma mère, sans réellement la comprendre. Rien que le son de sa voix me suffit. Lorsqu’elle rentre dans ma chambre, je m’arrête de jouer et tourne la tête vers elle, malicieusement, me redressant vivement. « Alors, les ventes, elles en sont où ? » Je sais que notre… son livre marche bien, mais j’aime le lui demander, encore et encore. Par réflexe, je joue quelques notes, puis m’arrête, le regard bleu rivé sur elle. Elle… Elle.