Alaric C. Wilde - i'm following the map that lead to you

Vingt-huit ans… J’en avais vu des choses en vingt-huit ans, cet âge où de nos jours beaucoup sont bien trop centrés sur eux-mêmes et leurs petites vies pour se rendre compte de ce qui les entoure. La réalité du monde, je l’ai vu. Des centaines et des milliers de clichés en témoignent, entassées dans des dizaines de cartes mémoires, disques dures et autres systèmes de sauvegarde. Photographe de terrain, j’en avais rêvé. Voyager à travers le monde, jusqu’à ces endroits que beaucoup préfèrent éviter, où jamais un touriste ne songerait mettre les pieds, en capturer des morceaux, infimes soient-il, sur film pellicule ou mémoire numérique… Le voyage, il faut dire que j’avais toujours eu ça dans le sang.

J’ai beau être né à Melbourne, ce n’est pas l’endroit où j’ai passé le plus clair de ma vie. Né d’un père journaliste et d’une mère interprète, les deux ayant fait connaissance lors d’un reportage, j’étais voué à voir le jour atteint du même virus qui les rongeait : celui du voyage, ce besoin de voir le monde, de le comprendre, de le raconter à ma façon. Durant les douze premières années de ma vie, j’ai grandi dans des hôtels, vécu dans un pays, puis dans un autre au gré des reportages de mon père, ne rentrant à Melbourne que lorsqu’ils avaient quelques vacances ou que ses reportages l’emmenaient dans des endroits trop périlleux pour y entraîner un gamin. Une enfance certes assez solitaire, mais j’ai vu en ces douze années plus de choses que je n’en aurais jamais apprises à l’école et ce n’est qu’à mes douze ans que nous sommes revenus nous installer à Melbourne, mes parents décidant qu’il était temps de se poser un peu, que je suive une scolarité normale, profite d’une adolescence normale avec des jeunes de mon âge.

Je n’étais pas seul pour ce retour un peu compliqué à une vie sédentaire. Avec moi, j’avais mon cousin Alex de qui j’étais rapidement devenu proche et que je connaissais déjà de par mes brefs séjours à Melbourne durant lesquels je résidais chez ses parents. Il devint rapidement plus un frère qu’un cousin et ensemble, nous avons fait les quatre cent coups. Et puis il y avait Lydia. Un peu plus jeune que nous, c’était la voisine et amie d’Alex, tout comme Gale, autre vieil ami d’enfance. Les années passèrent et il devint rapidement très clair que l’école, ça n’était pas mon truc. Vous voyez le casse pieds au fond de la classe qui, quand il daigne se présenter, n’écoute pas la moitié de ce que le prof raconte ? C’était moi. Il n’y a que les cours d’histoire-géographie où je donnais signe de vie autrement que pour raconter n’importe quoi. Reprendre les profs lorsqu’ils se trompaient sur un sujet, ou lancer un grand débat sur un sujet que je maîtrisais certainement mieux que lui était bien trop tentant pour que je me taise.

Pendant tout ce temps, ma passion pour la photographie ne disparut pas, bien au contraire. Il n’était pas rare de me voir me balader appareil à la main à la recherche de mon prochain sujet, ou de me voir planté devant mon ordinateur à travailler les clichés que j’avais pris un peu plus tôt pendant des heures. Grand passionné de sport, je poursuivis les cours de Taekwondo, sport que j’avais commencé à mes dix ans mais qu’il était bien plus facile de pratiquer maintenant que je ne vivais plus sur les routes. Comme n’importe quel garçon de mon âge, j’avais ce trop-plein d’énergie et il fallait bien la dépenser d’une manière ou d’une autre. Certains le faisaient en courant derrière les filles, moi je courrais tout court. Chacun son truc. Bon, ce serait mentir de dire que je ne m’intéressais pas aux filles. J’avais bien remarqué que j’attirais les regards et ne me gênais pas pour en jouer. Cependant, aucune n’eut jamais le plaisir de se voir offrir le titre de petite amie, pas plus au lycée que par la suite d’ailleurs. Pas infidèle, pas volage non plus, j’étais juste incapable de me caser avec qui que ce soit. Je ne compris que plus tard la raison de ce comportement : elle était belle, elle aimait le surf, pratiquait le taekwondo et était tellement adorable que tout le monde au lycée l’appréciait. Lydia. Nous étions amis, mais il s’avère que pour moi elle était plus que ça.

Toutefois, ma passion de la photo et mon goût du voyage l’emportèrent et à peine le lycée terminé et mon diplôme en poche, je mettais les voiles pour accompagner mon père sur quelques reportages, et ce jusqu’à mes vingt et ces fameux clichés qui lancèrent ma carrière me permettant enfin de voler de mes propres ailes, de sortir de l’ombre de mon père et de me faire mon propre nom dans le milieu de la photographie et du journaliste. C’est là que commença ma vie de baroudeur et je ne reculais pas devant grand-chose lorsqu’il s’agissait de capturer LA photo. Celle qui accrocherait l’œil des gens, celle qui les choquerait, les ferait réagir, leur ouvrirait les yeux sur toutes ces choses qu’ils préféraient ignorer. En dix années sur les routes, j’ai vu et vécu des choses magnifiques, des paysages à couper le souffle, des preuves de courage et des marques d’espoir qui marqueraient n’importe qui à vie. J’ai aussi vu des choses d’une horreur sans nom, vu des collègues, devenus des frères, mourir dans des conditions atroces, été témoin de la cruauté des hommes, de violences qui en traumatiseraient plus d’un. J’en ai rempli des pellicules, des cartes mémoires entières mais dans le fond, ces images étaient ancrées en moi avec plus de précisions que n’importe quelle impression sur papier glacé.

Bien sûr tout cela, je n’en ai jamais parlé. Je ne m’en suis jamais plaint. Mon travail n’est pas de raconter ma vie, mais de raconter le monde. Alors j’ai enchaîné reportage après reportage, pays après pays, prenant soin d’accepter quelques missions moins lourdes de temps à autres pour me permettre de souffler. Et de temps à autres, je me surprenais à penser à elle. Celle que j’avais secrètement surnommé Princesse, ou Petit Ange. J’ignore quand exactement j’ai fini par réaliser ce qu’elle représentait pour moi, mais c’était trop tard. J’avais appris par Alex, avec qui je gardais contact, qu’elle avait un petit ami, puis qu’elle s’était fiancée. Cela ne changeait rien au fait que son souvenir me mettait du baume au cœur, quand tout ce dont j’avais pu être témoin devenait difficile à gérer.

Dix années après mon départ, j’ai fini par décider qu’il était temps de faire un break. Je ne regrettais pas d’être parti. Aussi marqué que je puisse être par les horreurs que j’ai pu voir, je n’avais pas de regrets quant à cette décisions. Toutefois, je ne voulais pas non plus en avoir concernant ma vie personnelle. Alex m’avait informé de la rupture de Lydia, et lui-même semblait ne pas être dans son assiette même s’il n’en disait rien. Il était temps que je sois présent pour ceux que j’aimais. Après une dernière mission, j’ai donc repris la route de Melbourne voilà un peu plus de deux mois à présent. Je vis aujourd’hui en colocation avec Lydia et Gale, tente de me réadapter au fait de ne pas passer mes nuits dans des chambres d’hôtel ou sous une toile de tente. Le camping en zone à risque ce n’est pas le top du confort mais croyez-moi, on finit par s’y faire au point que les premières nuits sur un vrai matelas en paraissent même étrangement inconfortables !

Mais j’ai retrouvé mes marques, mes amis… Ma petite Lydia. Elle a changé. Moi aussi, sûrement. Mais c’est comme si quelque chose en elle s’était éteint, avait perdu de sa lumière, de son éclat. Quoi exactement ? Je ne saurais vous le dire, mais je compte bien le découvrir et qui sait, peut-être qu’ensemble nous pouvons panser mutuellement les plaies que ces dix dernières années nous ont laissées.