Stephen • You won't ever be alone Wait for me to come home

Assis dans le sable, son regard bleu perdu sur l’océan, Stephen tentait de chasser cette sensation de malaise qui l’assaillait chaque fois que ces fichus cauchemars venaient perturber ses nuits, cette impression d’étouffer et une étrange solitude, comme si quelque chose ou quelqu’un lui manquait sans qu’il ne sache de quoi il s’agissait. Ce n’était jamais rien de précis, pas de souvenirs clairs comme de l’eau de roche défilant derrière ses paupières closes, pas de visages familiers. Non, ses cauchemars s’apparentaient davantage à des flashs désordonnés, des images floues, des cris, des voix, le chaos... C’était tout ce qu’il lui restait de sa vie d’avant, celle d’un jeune homme mort sous les décombres des tours jumelles du World Trade Center. Ca, les cicatrices qui marquaient son corps et une unique photo à la qualité douteuse et à l’image usée par les années, portrait d’une famille dont il ne se souvenait pas.

Les cauchemars ne le hantaient pas toutes les nuits, mais quand il se réveillait couvert de sueur froide, empêtré au milieu de ses draps, il était bien incapable de se recoucher. Le plus souvent, il sautait donc dans le premier jogging qui lui tombait sous la main, glissait une paire d’écouteurs dans ses oreilles, et partait courir jusqu’à se débarrasser de cette sensation devenue familière avec les années. Quatorze ans, et il ne gardait rien d’autre que ces flashs que son esprit avait peut être inventé pour combler les blancs, et les cicatrices qui marquaient son corps, constant rappel que quelque part, qui il ait pu être avant l’attentat, il était mort ce jour-là sous les décombres des tours jumelles. Il n’avait qu’une vingtaine d’années au moment des faits, même s’il serait bien incapable de vous donner son âge exact, ne connaissant pas sa date de naissance ou même sa véritable identité. En dehors de ces quelques brefs aperçus d’une tragédie dont il ne tenait pas particulièrement à se rappeler, ses premiers souvenirs étaient ceux de son réveil à l’hôpital. Les bips incessants des machines, les allées et venues des médecins et infirmiers débordés par le nombre de victimes, et la question fatidique de celle qui s’acharnait à agiter sa lampe miniature devant ses yeux Pouvez-vous me donner votre nom ?. Il en avait été incapable. Ni son nom, ni sa date de naissance, pas plus que la raison qui l’avait fait atterrir sur ce lit d’hôpital. Son esprit était vide. Il avait au bout de quelques semaines fini par perdre l’espoir de voir quelqu’un débarquer, quelqu’un qui pourrait lui apprendre qui il était. Ni les médecins ni la police n’avaient réussi à percer le mystère de ce miraculé, retrouvé enseveli sous les ruines deux jours après la catastrophe.  

Aujourd’hui, il s’appelle Stephen Hastings. Pourquoi ce nom ? Aucune idée. Il avait besoin d’un nom et c’est celui-là qu’il a choisi quand il s’est retrouvé à devoir remplir des tonnes de paperasse à sa sortie de l’hôpital, où il a passé plusieurs semaines à se remettre de ses blessures. Reprendre sa vie après un événement aussi traumatisant était déjà bien compliqué pour quelqu’un qui avait toute sa tête alors quand il sorti de l’hôpital, Stephen eu bien du mal à trouver son chemin. Des mauvaises passes, il en a traversées. Il était bien suivi par des psys, des médecins, mais cela ne l’empêcha pas de perdre les pédales. Il tomba dans l’alcool, les deux pieds dedans même, et pouvait passer des heures à arpenter les rues de New York sans savoir où ses pas le menaient, cherchant un signe, un souvenir, n’importe quoi. Bien souvent, c’est non loin de ce qu’il restait des deux tours qu’il finissait par atterrir, observant immobile les travailleurs dégager les ruines des tours jumelles dans lesquelles on l’avait retrouvé sans que cela ne lui apporte plus de réponse. D’autre fois c’est au poste de police qu’il terminait mais cela resta toujours sans suite, une nuit au poste à dessaouler et il reprenait sa route comme si de rien n’était, même les flics se rendant compte qu’ils n’avaient affaire à rien d’autre qu’à un paumé qui ne mettait en danger personne d’autre que lui-même.

Ce qui le sorti du trou dans lequel il s’était enfoncé ? Un accident, tout bêtement. Il avait bu ce jour-là et stupide comme il pouvait l’être à l’époque, il avait pris sa moto pour aller se vider la tête, las de tourner en rond dans son petit appart’ de Brooklyn. Et c’est tout seul, comme un con, qu’il se foutu en l’air avec son engin. Il n’eut rien de bien grave mais cela, et le savon que lui passa l’infirmière qui depuis le temps avait fini par s’attacher au jeune homme, suffit à lui remettre les idées en place. Certes, il n’avait plus rien, plus de famille, plus de souvenirs, plus de famille... Mais il était vivant, ce qui n’était pas le cas de nombre de personnes s’étant trouvées dans les tours et leurs environs ce jour-là, il était égoïste de foutre sa vie en l’air de la sorte.

Il décida donc de remettre de l’ordre dans sa vie et quitte à devoir repartir de zéro, il décida également de quitter New York. D’arrêter de se torturer à chercher qui il avait pu être avant son amnésie et de s’intéresser plutôt à qui il était à présent. Il ne pouvait rien faire d’autre. Sans le savoir, il fit exactement ce qu’il avait prévu de faire avant les attentats, même si cette fois les raisons étaient différentes. Il rassembla le peu d’argent qu’il pouvait mettre de côté, choisi au hasard une destination en Europe et, équipé du strict minimum, sauta dans le premier avion. Une fois sur place, il enchaîna les petits boulots, changeant de ville ou de pays quand l’envie l’en prenait sans faire de plans sur la comète. On ne vit qu’une fois comme on dit, et il n’avait pas envie de s’enfermer dans le carcan d’une existence programmée, son futur était aussi flou que son passé et ça lui convenait parfaitement.

Ce petit manège dura six ans avant qu’il ne décide de mettre les voiles vers d’autres contrées inexplorées. Il acheta un billet d’avion pour l’Australie et recommença le même manège qu’il avait pu faire en Europe, passant d’une ville à l’autre à mesure qu’il trouvait de petits jobs saisonniers, et c’est finalement à Melbourne qu’il s’établit voilà deux ans et demi. Pourquoi Melbourne ? Et bien, pourquoi pas ?! Il s’y sentait bien, rien ne garantissait que ses envies de voyage ne le reprendraient pas soudainement, il y avait après tout des tonnes d’endroits qu’il n’avait pas visités, mais cette ville, son ambiance, lui convenait et il y avait établi sa petite vie, s’y était fait des amis et bossait à présent en tant que coach sportif pour le compte d’un ami qu’il s’était fait lors d’un marathon auquel il avait participé.

Finalement, Stephen se releva, rangeant dans sa poche la photo de famille avant, d’un sifflement, d’appeler le malamute qui avait décidé qu’aller courir au beau milieu de la nuit avec son maître était une bonne idée et se dégourdissait à présent sur le sable de la plage australienne, et c’est au pas de course qu’il reprit la direction de son appartement. Certes, sa vie n’était pas ordinaire, et loin d’être parfaite. Le fantôme de son passé perdu continuait de planer au-dessus de sa tête, mais étant donné les circonstances, il ne s’en était pas trop mal sorti, non ?